jeudi 18 février 2010

De l'art et et de la culture, anti-manifeste?

«Or la culture d'un peuple, ce sont ses productions artistiques»
Adonis

Le débat sur le multiculturalisme et l'interculturalisme doit nous amener à un débat fondamental sur la culture. Qu'est-ce que la culture? Comment se produit-elle? Existe-t-il dans nos sociétés un dialogue de communautés culturelles qui serait le moteur de la création culturelle au Canada ou au Québec?

Le fondement de la culture, comme en témoigne Adonis, poète Arabe contemporain, ne peut-être la culture elle-même, mais ce qui en forme le contenu, soit l'art et l'expression artistique. Les oeuvres produites par les créateurs d'une société, une fois acceptées, commentées et fréquentées par ses citoyens et ses institutions forment la culture de cette société. Dans les sociétés modernes, l'oeuvre d'art est créée par un individu ou un groupe restreint d'individus.
En créant une oeuvre, l'artiste propose un langage individuel pour décrire une expérience singulière qui sera la plupart du temps communiquée dans le langage commun, mais qui peut aussi être énoncée dans un langage qui peut paraître incompréhensible. Par la création artistique, un individu inscrit ses pulsions, ses mouvements, ses errances et sa pensée unique dans le temps et l'espace. Il propose à la société de nouvelles formes et de nouvelles attitudes. Il s'extrait des a priori de sa culture d'origine pour donner une nouvelle vision du monde, et donc de sa société. Il va au-delà de cette culture dans lequel il est plongé et la transforme. L'art n'est pas reflet du monde, mais transformation du monde. La société se chargera ou non, par le regard de chacune des personnes qui fréquenteront l'oeuvre artistique et à travers les institutions sociales qui la commenteront, de faire en sorte que cette expérience soit accessible, connue et partagée par un plus grand nombre, un élément de la culture commune.

Cette vision de l'art et de la culture s'oppose au multiculturalisme d'état qui édicte que la culture s'édifie à partir du dialogue culturel des groupes définis par leur ethnie et/ou leur religion. Ce dialogue des communautés culturelles produirait de la culture, et nommément la culture canadienne. Selon le point de vue exprimé ici, l'art est le produit de l'individu qui se détache des acquis de sa culture d'origine, quels qu'ils soient, pour les réinventer et les remodeler. L'art implique nécessairement que l'on interroge sa culture d'origine et ses valeurs et de ce fait, l'art n'est pas l'expression d'une communauté. Il y a bien dans les cultures modernes une « tradition », mais elle peut être transgressée ou dépassée, elle n'est pas considérée comme une vérité absolue. Ce n'est pas le groupe ou la société qui parle à travers l'individu, c'est l'individu qui traverse la société et énonce sa différence. Le constant rappel à l'origine ethnique promu par le multiculturalisme ne désigne pas l'individu comme moteur de l'expression artistique qui tend à l'universalité de l'expression de la condition humaine.

Cependant, les créateurs vivent bien dans des sociétés réelles et sont ou non considérés comme des artistes, des créateurs de culture d'une société donnée. La société québécoise a réussi à créer un espace de liberté favorable à la création artistique par une lutte contre l'emprise du clergé qui a pris le nom de Refus global. Elle a su imposer comme langue de création la langue de ceux qui en sont les acteurs majoritaires, soit les parlants français, sans que la création dans la langue anglaise, devenue minoritaire sur son territoire, en soit brimée. Dans cet espace de liberté, des créateurs qui n'étaient pas issus du Québec ou du Canada ont produit des oeuvres de grande qualité. Au Québec, beaucoup d'immigrants choisissent le français comme langue de culture et de vie, certains deviennent des artistes. Ils inscrivent leur oeuvre dans cet espace, sans que ce choix ne soit nécessairement exclusif. La culture au Québec, par ce constant apport de voix nouvelles et leur réception, est en constante évolution. Au Québec, on peut dire que la culture qui en est issue des pratiques artistique est «consommée» et partagée par un grand nombre de personnes.

Pour l'idéologie multiculturaliste (1), la culture québécoise a le même sens et la même valeur que celles des communautés culturelles qui composent la société et qui reflètent les diverses cultures d'origine de ses migrants1. Pourtant, personne n'oserait dire que la culture canadienne-anglaise est un modèle en miniature de la culture anglaise. Pour le multiculturalisme, la culture est toujours la culture du groupe ethnique d'origine, l'expression de ses particularités communautaires et la culture canadienne est le résultat d'un dialogue de ces cultures particulières. Or la conception contemporaine de la culture n'est pas caractérisée par la répétition des attitudes ou des contenus culturels d'origine, mais par le dépassement et la progression des contenus et des formes culturelles par la création artistique individuelle. La société québécoise a adhéré à cette conception de la culture et est devenue un espace vivant de création qui ne tend pas vers une expression ethnique de contenus, mais vers l'expression de valeurs universelles. De plus, dans une culture où les pulsions individuelles sont exprimées librement, les regroupements culturels ne se font plus à partir de valeurs ethniques, mais par rapport aux goûts, aux modes, aux comportements. Dans ces conditions, la notion de communauté culturelle englobe la multiplicité des comportements culturels et des pratiques artistiques. Le pluralisme n'est plus défini à partir de l'ethnicité, mais par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des voix créatrices, des manifestations culturelles. La force culturelle et la diversité culturelle d'une société ne peut être mesurée par le nombre des communautés ethniques qui la composent, mais par la diversité des pratiques artistiques, le nombre des créateurs qu'elle abrite et la force de leurs oeuvres, incluant évidemment, celles de ses nouveaux arrivants, qui exposent ou non leur traversée de la société d'acceuil. Les migrants qui quittent leur pays recherchent dans leur pays d'acceuil à vivre dans cette autre culture qui émerge graduellement de l'ensemble des pratiques artistiques. Leur rappeler constamment leur culture d'origine ne comble par leur désir de vivre autrement.

Au Québec tous ceux qui interagissent avec les créations artistiques ont réussi à créer une culture vivante à prédominance francophone. Cet espace de création est en état de déséquilibre constant parce que le statut de la langue française au Québec et au Canada n'est pas fixé, que son cadre juridique est continuellement remis en cause et que bon nombre de migrants québécois choisissent une autre langue de culture que le français. Dans les autres provinces canadiennes, une forte proportion des parlants français, déjà bien intégrés à la société canadienne, ont été assimilés et ont perdu leur langue et leur culture en faveur de la culture d'expression anglaise (2). Pourtant, la politique du multiculturalisme et du bilinguisme d'état visait aussi la sauvegarde de ces «communautés culturelles ». Du point de vue même de l'idéologie multiculturaliste, qui dit favoriser l'intégration et qui bannit l'assimilation, cette politique est un échec cuisant (3). Le choix du français comme langue de culture et de vie au Québec est une question qui se pose constamment au créateur et à celui qui s'établit au Québec. Il comporte un risque, mais il offre au créateur et à l'immigrant la possibilité de participer à la création et la transformation d'une culture qui a réussi à intégrer des voix plurielles et qui peut prétendre à une large diffusion parmi les groupes humains, non pas comme culture d'une ethnie, mais comme celle d'une société ouverte qui veut offrir à ses citoyens toutes les chances de dépasser leur condition d'origine. En ce sens, le manifeste sur le pluralisme (4) , qui définit le pluralisme culturel comme un multiculturalisme d'expression des groupes ethnoreligieux n'est pas en accord avec la définition de la culture exprimée ici qui se veut un dépassement et une transformation de la culture d'origine par l'expression individuelle qui conduit à la création d'une pluralité de pratiques et de voix, de comportements et d'attitudes, librement énoncées.

Un autre problème se pose à la société québécoise, non pas frontalement, mais de bais, comme elle se pose à toutes les sociétés occidentales modernes, soit la montée de l'intégrisme et de l'Islamisme. Ces deux mouvements tendent à contrer la liberté d'expression de l'individu et à l'enfermer dans les dogmes d'une culture religieuse contraignante. Cependant, ces mouvements ne sont pas le seul fait des nouveaux arrivants, mais aussi de convertis. C'est pourquoi il faut détacher la lutte contre l'intégrisme et l'Islamisme de la question de l'immigration. Ces deux phénomènes doivent être combattus comme des mouvements politiques globaux qui ne sont pas liés à des populations en particulier. Ce sont des mouvements idéologiques dont il faut à tout prix minimiser la portée pour conserver cet espace de liberté qui permet l'émergence de l'art, une culture ouverte sur le monde comme la culture québécoise, qui se renouvelle constamment grâce à l'apport de ses artistes. Faut-il rappeler la citation de Gabrielle Roy qui orne le billet de vingt dollard canadien?

(1) «As part of a nation-building strategy to create a common Canadian identity that embraced everyone—including Québécois—Weinstock said multiculturalism was really a political tool to diffuse political expression from all cultures. Multiculturalism said Québécois were different, but so is everyone else, and by giving up distinctness all cultures in fact gained a much larger stage and greater resources on which to affirm their own identities.
http://culturecanada.gc.ca/keyrefsearch.cfm?query=multicultural&pr=CHRWALK&prox=page&rorder=500&rprox=500&rdfreq=500&rwfreq=500&rlead=500&sufs=0&order=r&mode=Advanced&cq=&lang=fre&cmd=context&id=47b9cad520
(2) « Le pluralisme est taxé de relativisme, de multiculturalisme trudeauiste, de «chartisme», d'antinationalisme, d'élitisme, etc. Mais loin de tous ces «ismes», la position pluraliste considère que les membres des minorités ne doivent pas être victimes de discrimination ni d'exclusion sur la base de leur différence, et l'intégration des immigrants à la société québécoise ne doit pas exiger une assimilation pure et simple. » Manifeste pour un Québec pluraliste

(3) Dans le modèle multiculturel, les minorités francophones ne croissent pas, puisqu'elles n'intègrent pas les nouveaux immigrants, par contre les minorités ethniques issues de l'immigration récente augmentent en nombre. Au Canada Anglais, quoi qu’on en dise, les migrants parlent ou parleront la langue anglaise et consommeront les oeuvres artistiques de langue anglaise produites au Canada ou aux États-Unis. Au Québec, la proportion des migrants qui adoptent la langue de la majorité francophone est d'environ 50%.

(4) « Le gouvernement de Stephen Harper s’interroge sur la pertinence de remplacer progressivement le vocable “multiculturalisme” par “pluralisme” dans le vocabulaire fédéral » (Blog de Chantale Hébert)
Claude Paré, artiste