Il y a de ces oeuvres qui nous font vivre ce que nous ne soupçonnions plus. Ici, dans le film Le jour avant le lendemain, n'est-ce pas l'humanité de ces hommes et de ces femmes inuits qui, faisant face à la mort chaque jour, ont inventé les gestes, les paroles et le temps de leur vie. C'est ce qui transparait dans le magnifique film de Marie-Hélène Cousineau et de Madeline Ivalu, qui a été fait avec eux, pour eux et pour nous. Nous qui avons perdu cette expérience primordiale qui a façonné notre humanité. Quelle est-elle? Malgré la mort, malgré l'extrême difficulté de chaque pas, la joie profonde de vivre et de partager, les mots pour le dire et le rire de se savoir ensemble face à la mort. L'apprentissage des lois immuables de la survie et la fabrication de l'histoire. Le film nous montre ces gens qui rient qui parlent, qui jouent, et qui se racontent des histoires. Ils n'inventent pas seulement des histoires, ils inventent cette façon de vivre en être humain qui est de vivre ensemble le temps des histoires et des légendes.
Un geste répété plusieurs fois dans le film résume ce temps lent et circulaire de la vie des Inuits. Ce temps qui semble arrêté pendant les nuits sans fin, mais qui pourtant s'écoule. Il s'écoule comme brûle lentement la flamme de la lampe à la graisse de phoque. Une vieille femme l'éteint méthodiquement, flamme après flamme, après avoir raconté une histoire à son petit fils. C'est leur histoire qui nous est racontée. C'est aussi notre histoire parce qu'elle aura la même fin. Ce geste vient rythmer cette histoire racontée qui présente aussi les histoires légendaires d'avant le coucher comme la trame même de cette histoire de la relation d'une grande mère et d'un petit fils. S'exilant de la communauté, le temps de faire sécher les poissons et la viande dans une île, ils seront confrontés à la mort et à un autre temps, celui des étrangers.
La caméra suit avec une grande attention et une grande précision la joie, la peine ou la difficulté de chaque geste. Les visages sont sculptés par la lumière révélant leur vie. Ils s'animent, ils vivent de façon éclatante, non pas de peu, mais de tout ce qu'ils ont acquis. Ils vivent de la parole de la transmission, de leurs histoires et de leurs légendes tout autant que du poisson pris et de la viande de phoque mangée crue. Ils ont acquis lentement cette vie, ils l'ont organisé, ils l'ont partagée. Lentement, de tous ces gestes, une certaine façon d'être humain est née qui contient l'essence de l'humanité. D'autres arriveront, qui ne vivent pas comme eux. Les Inuits ne s'imaginent pas que ces étrangers ne pensent pas comme eux, c'est leur grande et seule erreur. Ils entrent dans le temps de cette autre humanité. Ils en paient le prix. Cette autre humanité a déjà oublié une partie de ce que ces hommes avaient conquis. Qu'est-ce donc? Quelque chose d'indéfinissable que le film cerne tout en le disant pas directement, qu'il nous donne à voir dans l'accompagnement de ces gestes et dans la lenteur, la précision du regard posé sur chacun des protagonistes. Ce que nous avons perdu, il est devant nous dans toute sa splendeur, il nous est donné pour que nous puissions le saisir de nouveau et ce sont eux,ces hommes et femmes de l'Articque qui nous l'offrent, avec une extrême générosité. Échange symbolique que nous devons égaler, à tout le moins. Le pouvons-nous? En sommes-nous réellement capables?
Le temps du film est circulaire. Ces deux êtres seuls, dans la longue nuit arctique, ils marchent encore en quête de leur survie. Nous entendons leur pas, nous voyons leur silhouette contre le soleil à la fois présent et absent, qui est plus une image dans un rêve qu'un astre qui peut réellement apporter lumière et chaleur. Ils continuent de marcher dans leur histoire. Ils s'arrêtent, ils dressent leur tente, ils allument la lampe, la grande mère se couche près de son petit-fils, elle lui dit qu'elle l'aime et commence à lui conter une histoire. C'est aussi l'histoire d'une grand-mère qui marche avec son petit fils, ou l'histoire d'un petit fils qui devient oiseau. Ce pourrait être l'histoire de ce qui devient homme en contant des histoires sur ce qu'il a vécu. S'il y a des histoires à raconter, c'est qu'il est arrivé quelque chose d'inouï, qui ne devait pas arriver. Mais qu'arrive-t-il quand il n'y plus personne à qui raconter une histoire. Et si nous étions cette absence à qui raconter cette histoire. Heureusement, cette histoire n'est pas seulement racontée pour nous, mais surtout pour eux qui sont encore là, malgré nous. Ils ont résisté, ils ne sont pas restés les mêmes, ils ont appris une autre dure histoire de survie. Viens le temps où ils pourront se la raconter et nous la raconter. Ce temps est tout proche. Il est arrivé.
jeudi 2 avril 2009
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