lundi 27 août 2007

Arbre chevauché

Des arbres se glissent dans la vie d'une étrange façon. Ils chevauchent les cadavres des arbres, ils lancent leurs racines dans la pourriture d'une souche, s'élancent de la mort pour toucher à la lumière. Ainsi, sur ce sentier, ce tronc d'arbre entouré de mousses, coupé droit, dans lequel se sont immiscées les racines d'un jeune pin. Le long d'un autre sentier, ces racines qui descendent jusqu'au sol enserrent une souche en décomposition. Lorsque le bois de l'arbre décédé sera


entièrement décomposé, les racines du nouvel arbre n'enlaceront plus que l'air. Ces arbres chevauchants abondent dans les forêts humides, puisque la teneur en eau de ces écosystèmes favorise le pourrissement du bois mort et la germination des graines tombées sur ces troncs en décomposition. Ils forment un étrange paysage où vie et mort cavalcadent ensemble dans l'immobilité d'un rayon de lumière, entre deux chants d'oiseaux, au bout du lacis d'un sentier, ils apparaissent, gravant finement la course du temps.


Cascade


J'avance sur un sentier qui suit une rivière, des cascades se succèdent. J'aime ce bruissement constant de l'eau qui accompagne mes pas. Je m'approche d'une cascade pour la contempler. Elle est parfaite. J'ai le désir de la dessiner, mais je retiens ma main. Il me faut plutôt saisir le crayon pour écrire. L'eau se divise en deux, glisse sur un rocher ou le heurte, puis se sépare en quatre, fouille le fond de la rivière, frappe une autre roche et rejaillit de côté. Les pierres sont franches, noires et luisantes, blocs taillés avec soin, aux arrêtes définies. La cascade se divise en huit, suivant ma main, qui l'effiloche en bruyants jets d'eau, elle devient blanche, saturée d'air et s'allonge pour devenir seize branches d'eau contre les rochers, avec force et rapidité, saturant l'air d'humidité. Elle joue à devenir tout autre chose, on imagine à ce constant son qu'elle devient rapidement trente-deux petits vaisseaux d'eau, qui tombent plus bas, deviennent plus blancs, s'épanouissant en gerbe pour nous baigner d'une humidité constante, d'une vapeur d'eau devenue très blanche qui souffle sa rosée sur la main alors qu'elle devient soixante-quatre, imperturbable pyramide d'eau aux blocs de pierre parfaitement agencés. On la voudrait toujours figée dans sa splendeur. Elle est un son qui nous englobe comme la brume nous enserre complètement. Elle sera devenu cent-vingt-huit, se divisant sans cesse, sans que l'on s'en aperçoive, creusant sans arrêt la pierre, échafaudant une tour qui montera pendant que nous demeurerons ici, tout en bas, là où elle chute. Les fines lamelles d'eau ébrouées d'air tombent si lentement maintenant que nous ne ressentons plus le temps soudé à notre corps. Elles nous entourent d'un arc-en-ciel qui nous enivre, poursuivant sa course limpide, elle ne peut plus s'arrêter en nous. Nous sommes son regard, elle creuse en nous de profonds échos, elle est le bruissement de notre sang, qui court et se divise dans nos veines. Nous traversant, l'eau continue de traverser la pierre, nous sommes ces milliers de petits canaux de pierre dans laquelle l'eau tente d'échapper à la gravité sans y parvenir, virevolte en milliards de gouttes. Nous devenons cette nuée de pensée qu'elle engendre et la bruine de notre sommeil ne peut venir l'emporter, elle est l'image parfaite de ce qui tombe avec grâce, splendeur et douceur, l'image inaltérable de notre temps sur terre.

Swamp

Endroit de la forêt ou des champs où le sol saturé d'eau est mou, malléable, glissant et souvent malodorant. L'accumulation d'eau causée par la nature du sol, par la forme du terrain ou la présence d'un cours d'eau, accélère la décomposition des matières organiques. S'y promener demande une grande opiniâtreté. Les bottes ( ne faut-il pas se chausser de bonnes bottes en caoutchouc!) s'enfoncent dans la boue et chaque pas demande un effort. On peut s'imaginer, aux abords d'une swamp, lorsque le terrain est peu détrempé, que celle-ci est de peu d'étendue. Il faut se méfier d'une telle impression, traverser une swamp peut être long et éreintant.

mercredi 15 août 2007

Le paysage Sollers

Je lis les critiques sur le livre de Philippe Sollers Une vie divine et je n'y vois pas ce que j'ai lu. C'est peut-être une vision naïve de l'écriture qui me porte à voir dans ce livre un seul et unique propos : qu'est-ce que l'écriture et l'art au 21e siècle. Je suis assez innocent pour croire que ce que Sollers affirme, il l'affirme en toute innocence, et que traitant de l'écriture il n'use pas de subterfuge. Le propos, pourtant, est énorme.
Dans ce livre que je considère comme son testament d'écriture, Sollers nous livre le résultat de toutes ses années d'enquête sur l'écriture et d'immersion dans l'écriture.
Quelques thèses surgissent logiquement de la lecture :

  1. L'écriture portée à un point limite change le corps et ce qui l'entoure.

  2. Ce que construit l'écrivain ( à certaines conditions – exposées longuement) est un temps hors temps – cet intervalle du salut – là – où il échappe à la mort – puisqu'elle n'est rien. ( Le non-être n'existe pas).

  3. L'activité d'écriture est une activité érotique – dyonisienne – en ce qu'elle entraine les êtres et les choses autour de celui qui écrit dans une modification permanente : si le langage enrobe le corps, une extension de ce langage enrobe le monde et le modèle à l'image de ce langage. Tels sont les moments de l'Éternel Retour qui n'est pas l'éternelle répétition du Même.

  1. Ainsi, l'art nouveau est une transformation du monde par une écriture qui serait une activité totale d'un corps. Cette activité scripturale n'est pas uniquement l'activité d'écrire, mais écrire le monde par cet acte qui implique tout le corps.

  2. Écrire c'est vaincre la mort. Puisqu'elle n'est rien, c'est constater ce rien. Cela se fait concrètement, a des répercussions physiques sur le corps de celui qui écrit. Et ne se fait que par une pratique plongeante de l'écriture, qui est une pratique érotique.

  3. Cet acte d'Érotisation du monde ne peut se faire que par une élite, qui se détache d'elle-même de la Société, qui a toujours existé d'une certaine façon, qui est la finalité de l'homme. Cette élite est une aristocratie, non pas une aristocratie de naissance, mais celle de petits groupes, qui vit son entière liberté en marge de la Société ( qui n'existe pas – de ce fait – qui est niée). Il ne s'agit donc pas d'une élite sociale – peut-être spirituelle – mais d'individus qui vivent au sein de cet enfer – le Social ou autrefois la Religion – sait trouver son paradis là où elle agit et vit. Dans Une vie divine Nietzsche et Sade sont les figures emblématiques de cette aristocratie.

  4. Pour Sollers, par sa pratique d'écriture, Nietzsche aurait fait le saut quantique d'un état à l'autre de l'homme, de l'homme vers sa négation et sa transformation. L'esprit ( du corps) transforme le corps, le corps transforme le monde, le langage transforme le monde - puisque le monde est aussi fait de langage. Dans l'instant la pratique ininterrompue de l'écriture qui transforme le monde, donne le Salut, produit le surhomme.

L'histoire de l'écriture est marquée par des tentatives de transformation du corps par (l'esprit de) l'écriture. Rimbaud recherche consciemment la connaissance du monde - l'alchimie qui lui permet de le modifier. Il s'arrête au moment, ou selon moi, il comprend qu'il ne peut y arriver. Pour ce qui est de Sade, Les 120 jours est une machine à marquer – au fer rouge - le texte (qu'il écrit dans la pensée du lecteur ).

Pour Sollers, une des conditions pour arriver à l'écriture est le détachement absolu de la sexualité puisqu'elle n'est rien. Elle est cet abime – qui est aussi une part d'Éros – selon les termes batailliens – dépense improductive – annihilation de soi. Il faut pouvoir voir sa mort ou la vivre plusieurs fois pour être capable de s'en détacher. C'est pour cette raison que peu d'individus sont capables de sexualité. Cette idée que seule une élite est capable de sexualité véritable était déjà présente dans d'autres écrits de Sollers. Pour lui, la supériorité sexuelle de certains individus sur les autres ne fait aucun doute. Il récuse la notion d'égalité entre les êtres humains. Nous en revenons à Sade. ( Nul doute que l'on ne peut lire Sade sans en être transformé). Chez Sade la nature est la Société ou si l'on veut la Société n'existent que comme Nature ou vivent des prédateurs absolus, les libertins, dont la liberté va jusqu'à la torture et le meurtre afin d'accomplir la jouissance. Le libertin est dans une spirale ascendante qui implique que le faite de sa jouissance n'est accomplie que par des dépenses de corps, d'actes, de mutilations toujours plus grandes. A son apogée, le libertin peut-être exterminé par un autre. Sollers se réclame de cette liberté absolue. Les artistes sont des êtres absolument libres. Ils (les artistes, ceux qui se détachent du groupe Social ) sont ceux qui possèdent la plus haute énergie libre. Comme les électrons qui se libèrent du noyau sont ceux qui ont la plus haute énergie. Mais où donc est l'écriture dans cette histoire de liberté. Comment l'écriture peut-elle libérer ou rendre plus libres ceux qui la pratiquent? Toute la question est là. Ce n'est pas l'écriture en tant que telle qui rend libre. Est-ce l'écriture en tant que négation absolue de l'autre et incorporation du monde en soi qui rend libre ? Écrire n'est ce pas entrer dans cette zone intermédiaire entre le corps et le monde, et demeurer dans cet espace, qui est l'espace du langage, pour façonner et le monde et le corps selon nos désirs. Telle est la liberté. C'est pourquoi décrire un paysage par son écriture c'est intimement entrer dans ce paysage et le modifier concrètement. Il n'est plus le même, il n'est plus l'autre et celui qui écrit n'est plus son autre.

Proust agit dans le temps de la fin de l'aristocratie de goût, en somme de ce qui restait de l'aristocratie royale et terrienne. Il mène une opération sur le temps. Il se recrée et s'éternise dans cette opération qui ne se livre qu'à la toute fin de la Recherche. Sade se situe à la fin de l'aristocratie royale et terrienne française, au seuil de la révolution. Athée, il inverse l'équation de la Société et de la Nature. Après la révolution, exit l'Église, c'est le règne de la Société pour des hommes qui seraient tous égaux.

Une vie divine annonce (ou éprouve) la fin de la Société ( en ce qu'elle est niée – elle n'existe tout simplement pas ) et le début d'une nouvelle élite, une aristocratie de l'action artistique des corps, une élite de l'esthétique du corps en action, qui est une écriture qui change le monde. Il n'y a pas de devenir du bonheur social, il n'y a que des individus qui cherchent et trouvent leur Paradis. Le reste de l'humanité est un troupeau guidé par le Pape ( ou Mao) qui indique ( que peut-elle faire d'autre cette église!) les limites de l'usage de la sexualité. Car l'univers social de l'homme est répétition. Il sera toujours le même. Guerres, meurtres, pouvoir. De ce côté-là, pas de solution. Eux restent dans le labyrinthe, les autres s'envolent et le survolent.

C'est pourquoi ce livre devrait être jugé scandaleux. Les critiques ne voient pas cela, mais semblent penser le narrateur comme un être réel, le double de Sollers. Ce qu'il ne nie pas, qu'il ne veut pas nier, affirmant sa stratégie du malentendu.

« Certains passages sont magnifiques et le tout est enjoué et vibrant. C'est un livre qui m'a profondément marqué.» Claude Paré

Si pour Sollers certains livres sont ceux qui condensent en eux des milliers de pages de ce que d'autres écrivains cherchaient confusément, et si l'oeuvre de Nietzsche est composée de ce(s) livre(s) décisif (s), peut-on dire qu’Une vie divine est un tel livre? Je ne le pense pas. Malgré sa magnificence, il annonce un art, il porte l'espoir d'une nouvelle esthétique sans pouvoir véritablement la faire surgir complètement. Qui y arrivera ? Peut-être lui-même, Sollers, éternellement de retour, pour terminer et avancer l'ouvrage, puisque pour lui, de même qu'il y a que de l'être (et un seul être – n'a t t-il pas affirmé que le but de l'écriture était de mettre le plus de continuité possible dans la discontinuité ), il n'y a qu'un seul écrivain multiforme qui passe à travers sa main, sa bouche son corps et qui croyons-le tout aussi inexorablement le transforme,en lui donnant pas à pas, ou dans de grands sauts de liberté et de folie, une plus grande liberté. La clé de la pensée de Sollers est peut-être dans son texte sur la porte de l'enfer de Rodin. Cette porte peut-être franchie avec le corps de l'autre, dans la cavalcade avec l'autre, qui ouvre l'espace de ce que l'on appelle le néant, mais qui est, intimement, dans la mort de notre mort, l'Étre. Ainsi, la porte de l'enfer de Rodin résume ces corps chevauchés, ces femmes et ces vies en une sculpture unique qu'il faut créer et contempler puisqu'elle est cette porte qui ouvre sur l'être. Cette porte n'est pas la porte de tous comme l'enseigne la religion ( et l'Église), c'est la porte de chacun et pourtant elle mène à l'infini. Voir : Parménide et Duns Scott.

L'écrivain façonne l'être de l'éternel retour.

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Mais trêve de philosophie !

Je n'avais pas lu Sollers depuis Le Coeur absolu et c'est avec grand bonheur que j'ai lu cette révélation!

C'est avec grand bonheur que j'ai lu ces pages. Je m'étais emparé de ce livre à la Bibliothèque parce que j'avais amorcé une recherche sur N. en relation avec la disparition de D.

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Un autre aspect passionnant de ce livre : la poésie.

Certains lecteurs y ont vu de la poésie : probablement. Probablement que certains passages se rapprochent de la poésie.

On pourrait même penser que le but de Sollers a toujours été poétique. Du moins, il pense le Roman en relation avec le poétique. La grande tentative d'annexion de la poésie par le Roman se poursuit et aboutit d'une certaine façon avec ce livre. Dans une récente entrevue sur la poésie et dans ce livre Sollers affirme d'emblée que de vraie poésie il n'en est plus. Mais son livre s'affirme comme poésie. La poésie serait cette écriture qui rend le sensible réel.

Dans ce livre Sollers la définit comme je pourrais la définir si je voulais la définir comme une captation ou une insurrection de l'instant, de l'instant sensible. De l'adéquation parfaite entre la sensibilité des corps et le langage, la sensibilité du langage, son écoute musicale.

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On ne peut parler d'opportunisme en ce qui a trait à l'usage de Nieztsche que fait Sollers. On peut parler de constance, tout ce qui est dit dans ce livre est déjà présent dans Paradis. L'écrivain poursuit la même oeuvre, c'est-à-dire la même expérience qui tient d'un constat fondamental.

C’est une façon d’insister sur le son. D’abord, encore et toujours le son. L’expérience continue de la répétition et du rythme est une tentative avouée de produire un corps en train d’ éjecter tout corps. Conséquence clinique immédiate : il s’agit de « voir » à travers les corps la manière dont ces corps s’empêchent de se voir comme corps, comment ils sont assis sur leur pensée empêtrée de corps, l’ironie terrible qui les enterre dans leur sexe auquel ils tiennent comme au principe de toute mystification. Ça ne parle pas plus loin que le sexe en corps l’interdit au corps qui tient à son sexe : hommes d’un côté, femmes de l’autre. Ils sont là, ils croient se percevoir chacun sur son bord, ils se haïssent mortellement, ils appellent vie, pensée, histoire, politique, événement, amour, la circulation de cette mort dans la mort. La planète consomme beaucoup, idem pour la langue qu’elle ne peut pas s’empêcher de parler à travers ses langues. Pas besoin de mixer les langues, il suffit d’attraper leurs gestes : les vivants parlent pour déguiser leur pensée, mais comme leur pensée les déguise avant même qu’ils l’aient pensée, on peut arriver très vite à la vision nette de ce qu’ils pensent être leur secret, d’où le comique.
Le pouvoir se fait à coup de secret, c’est pourquoi il est « tourbillon d’hilarité et d’horreur ». Le sujet de l’expérience peut passer sans transition et constamment de l’une à l’autre sensation, là où en général ne règne qu’une reconduction du malaise. Ça hésite en bavardant du malaise : purgatoire quotidien. Mais Sade, lui, en écrivant, trouve la formule même : « tout est paradis dans cet enfer ». Il faut entendre
paradis , comme on dit « tragédie », « comédie ».
Le
fond , eh bien le fond, le fond, le fond, que voulez-vous, le fond, le problème, c’est toujours le même, depuis que Nietzsche l’a nommé par son nom : le nihilisme. On ne peut pas ne pas constater qu’il fait rage, philosophiquement, socialement et psychanalytiquement rage, et littéralement rage, journalistiquement, radiophoniquement et téléphatiquement. Donc, il y a un délire à traverser (Artaud, Céline) un détachement à trouver (Joyce). C’est un jeu d’enfant, en cours de route, de se substituer aux substituteurs, d’imiter les imitateurs, de plagier les plagieurs, de renévroser les névroses, de psychotiser les psychoses, et surtout, de déféticher les féticheurs, de réensorceler les sorcières et les envoûteurs insconscients , bien sûr, peu importe. Bref, il faut relire la Tempête , et tout de même faire un pas de plus, par exemple en jetant de temps en temps un coup d’œil sur la Bible, le recueil qui fait le plus peur à tous les modernes, celui qui les scandalise le plus et choque le plus intimement leur incroyable pudeur. Incroyable, parce que cette pudeur se croit affranchie alors qu’elle barbote dans une obscénité élémentaire qui va de l’obsession du cadavre à l’opaque misère de leurs organes chauffés, réchauffés, glacés en contreplaqué, avec le cortège habituel de culte en occulte, et tous ces mythes, dieu, toutes ces rêveries sur fond-mythe, éternel retour d’un phénomène qui se prendrait pour le retour éternel, lequel reste difficile, très difficile, très abrupt, très dur. Et en même temps si facile. Facile .
« Il y a dans l’homme un vice fondamental ; il est indispensable de le dépasser. Essaye ! »
Ou encore : « dès que l’homme s’est parfaitement identifié à l’humanité, il commence à mouvoir la nature entière ».
On peut d’ailleurs laisser tomber ici la nature et « l’homme », mais il est clair que lorsqu’on parle de la « folie » de Nietzsche disant « tous les noms de l’histoire, au fond, c’est moi », on se dérobe au sens d’une expérience qui invente à travers cette traversée des noms à la fois une autre histoire et une autre énonciation. Voix derrière la voix, intervalles vides martelant la voix, voix rassemblant des voix dans les accents de leurs traces, table rase et cylindre, roue et infini du volume remis à plat, sortie du cadre, de tous les cadres-séquences, fantasmes cadrés,
frontalement encadrés pour l’écran d’on ne sait quel cinéma. C’est à l’écoute que ça va se jouer, et de plus en plus vers une quatrième oreille, la troisième se bouchant et se rebouchant entre fauteuil et divan. Tout ce qui s’écrit, se publie, relève du coup du ciseau de l’analyse, et l’inflation actuelle comme exhibition et sursaturation montre bien que l’époque le sait confusément. Mais que l’interprétation analytique soit vraie à cent pour cent, laisse intact le problème du nihilisme, dont les trois têtes s’appellent politique, art, religion. Forcer l’écriture à être au-delà de ces trois impasses, et à être le sens percutant montrant ces impasses, et un sens qui ne dit pas ni oui ni non mais complètement oui dans le non, pourrait alors entamer deux mille ans d’histoire et transformer le vieux genre apocalyptique en féérie d’un rire comme il n’en a pas été ri.

Le nihilisme est surmonté comme on surmonte l'homme : ce qui conditionne l'homme ( religion, politique) et le façonne ( et qu'il a inventé lui-même – au point même de pouvoir fabriquer d'autres hommes ) l'empêche d'être. La sexualité est son identification première, le point de vue de son énonciation, conditionne tout le reste et permet de le manipuler. Pour devenir – pour survenir dirait Niestzche, l'homme doit s'extirper des langues et agir la langue avec tout son corps. Cela se fait par l'écriture. Pour ce faire, il doit avoir surmonté la fixation sexuelle indentitaire et l'avoir traversé concrètement. Pour Niestche, le nihiliste est celui qui nie le monde humain à partir d'une vision idéaliste. L'athéisme chez Sollers est un athéisme de l'être non pas comme croyance, mais comme volonté d'affirmer l'individualité de chacun comme posture de l'infini. C'est pourquoi il faut vouloir pouvoir revivre chaque instant et de fait façonner chaque instant de sa vie comme un instant de paradis. Il faut constamment voir l'énonciation des autres et de la Société comme ce faux qui dit vrai sur ce que l'on n'est pas, tel est le malentendu. Nous ne pouvons pas être ce que les autres disent de nous parce que dans la plupart des cas leur rapport au langage est faux. Il s'agira donc d'établir une stratégie du faux qui révèle à soi-même et curieusement aux autres notre véritable nature qui est d'être de la nature. Tel est le geste de l'écriture.

Puisque l'homme est devenu un être de langage, il faut peut-être que tout ce qu'il est passe dans le langage avant qu'il puisse s'en détacher tout d'un coup, dépasser les langues et devenir ce que lui dicte véritablement son désir. Qui est fondamentalement pour N. , le désir de se dépasser, de se surmonter.

Si l'on peut penser que c'est par l'avancée du langage et le rapport au langage que l'homme est devenu homme, il se pourrait qu'au surhomme, ou si l'on veut à l'homme surmonté, corresponde un surlangage, qui serait un langage lié aux perceptions et à la nature d'une tout autre façon. L'écriture serait la préfiguration ou ce qui fait survenir dans la conscience humaine ce surlangage.

Sollers est-il nécessaire? Peut-être pour nous dire que Sade et Lautréamont ont été nécessaires, pour ne pas nous le faire oublier. Il a décidé d'être le fruit de l'arbre ( et le fruit de l'arbre est aussi la tête d'un serpent) .

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Sollers décrit quelques expériences provoquées par sa pratique d'écriture. Éblouissement, moments d'érotisme, traversée de l'espace et du temps. L'Écriture provoque une transformation de la pensée ( et du corps) qui traverse l'individu. L'individu est une myriade de personnes, de mots, mais cette multitude c'est le langage qui la produit. L'Écriture ramène cette multitude à une surface si l'on veut ou à un objet, l'objet écrit, qui sera total s’il connecte ou assimile toutes ces voix et images. Et donc sa participation, son assimilation à l'être puisque l'être c'est celui qui est.
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L'écriture change le corps, change la pensée. Nietzsche pratique l'écriture avec passion, entre ses séances d'écriture, se déplaçant constamment d'un lieu à l'autre, il marche avec ardeur, il gravit les montagnes. Cette marche forcenée avec l'écriture, ce déplacement constant du corps, cette fuite pour éviter la prédation du temps, est l'écriture portée à ses limites. Cette expérience mène N. à une expérience radicalement différente du monde puisqu'il n'est plus ce qu'il était, mais le monde lui ne change pas, d'où la folie. L'écriture induit dans le corps ( la pensée) des changements si profonds – lorsqu'elle est pratiquée à l'extrême limite, comme une activité constante, incontournable, profonde – à une modification. Cette modification est le corps de l'éternel retour. Un chemin courbe infinie qui est devant nous revient vers le passé et un chemin courbe qui est derrière nous renvoie au futur. Tel est l'éternel retour. Nous sommes entre cet infini du passé et du futur qui se joignent en l'instant. Qu'est-ce que l'écriture à voir là-dedans? Dans l'écriture s'écrit – lorsque le corps y est plongé complètement – l'instant. Nous sommes dans cette répétition d'un instant éternel qui change constamment. En fait, il nous faudrait peut-être admettre que nous connaissons mieux le temps que l'espace – ou plutôt cet espace immédiat dans lequel nous agissons, qui est notre temps, dont nous pouvons prendre possession complètement par l'écriture, mais pas nécessairement seulement par l'écriture. Pas spécifiquement dirait Sollers, pour aujourd'hui oui, mais demain l'esthétique sera celle des mouvements du corps dans le temps et l'espace, ou si l'on veut leur inscription dans l'éternel retour comme mode de vie. Tel est le futur de l'écriture, dans sa négation, dans sa dialectique, comme le futur du langage. Le langage a donné la conscience à l'homme, mais d'une certaine façon il est devenu un obstacle, il a fallu que l'homme vive, ou écrive tout ce que le langage comportait de possibilité symbolique, l'homme était nu face à ses possibilités - avec son corps, les explore et les expérimente jusqu'aux plus grandes horreurs pour qu'il puisse le surmonter, être l'homme d'un nouveau langage et d'une nouvelle évolution, un surhomme muni d'un surlangage. Ainsi la négation de la langue va-t-elle de pair avec celle de l'homme, pourvu que conditionné par lui, et le conditionnant, ils sont tous les deux allés au bout de leur possibilité symbolique pour pouvoir découvrir l'autre du langage et de l'homme, un territoire nouveau de la pensée, qui allie une connaissance nouvelle de l'espace et du temps ensemble, cette connaissance est la poésie.