samedi 19 mai 2007

Les paysages de Wajdi Mouawad

Wajdi Mouhawad, voilà un nom qui assume sa différence. La différence paternelle dans Littoral puis la maternelle dans la pièce Incendies.

Dans Incendies, Mouawad dispose de plus de moyens pour produire sa mise en scène que dans Littoral, pourtant les éléments physiques de la mise en scène sont moins nombreux. Il y a une ascèse de la mise en scène qui veut mettre en exergue la lisibilité de l'acte théâtral qui écrit un «être ensemble» ( la catharsis). La lecture et l'écriture sont au centre de cette pièce. Les enfants en se conformant aux volontés de la mère brisent son silence et peuvent lire les lettres qu'elle a écrites pour ensuite pouvoir graver son nom sur sa tombe. D'anonyme et dépourvue de sens, la sépulture devient celle d'un individu et de son histoire.

Le paysage de Mouawad, que révèle sa mise en scène et la scénographie de la pièce, est un paysage désertique où les gestes de l'eau sont les plus significatifs. Une grande verrière faite de cinq éléments sépare l'avant-scène et l'arrière scène. À l'avant-scène, un carrelage de tuiles sera l'espace d'un jeu théâtral qui utilise peu d'objets : quelques chaises, quelques seaux, un nez de clown, des enveloppes, un sac blanc qui se transformera en une bâche blanche et de l'eau. L'eau que l'on doit jeter sur le corps de la mère morte, l'eau d'un gicleur qui devient mitraillette, la pluie fine de la scène finale pendant laquelle tous les acteurs se réfugient sous la bâche. Les incendies des blessures éteintes par l'eau qui réunit, l'eau de l'être ensemble.

On ne voit pas le désert ou la ville face à ce décor, on les imagine peut-être, ils sont dits par les personnages. Ce vide de dessin, d'esquisse, de décor appelle à une inscription de la parole nue sur un tableau translucide, autant dire un tableau d'eau où se reflètent ces flammes vivantes, ces personnages hors du commun qui vivent la mort, le deuil d'eux-mêmes et des autres, et leur destin tragique.

Le paysage est écrit par les gestes et les mots, la mort est sublimée par le geste d'écrire. Écrire est ici écrire avec une plume, mais aussi avec un ciseau à pierre, avec une arme, une caméra, et écrire dans l'espace une pièce de théâtre dont un des enjeux est la lisibilité de l'acte théâtral. La lisibilité de l'acte théâtral est celle d'une pierre dans le désert: éblouissante. Elle se fait par l'utilisation systématique d'éléments : emploi récurrent du chiffre cinq, construction répétitive de phrases, répétition de gestes. Le tout au service d'un propos : écrire un nom, son nom, créer sa propre histoire et se délivrer de l'Histoire tout en l'assumant complètement. Cette écriture passe par la reconnaissance de l'autre par soi et pour soi. Elle écrit un geste clair, nu et brûlant dans ce désert qu'est le monde d'aujourd'hui : un désert d'émotions, de principes, d'amour, de solitude. Elle réclame la possibilité, malgré l'horreur, d'assumer sa propre histoire pourvu qu'elle soit racontée par un autre. Elle demande l'incarnation totale de cette histoire en une seule et même personne qui est aussi plusieurs autres. La mort dépassée prend sens quand on termine de raconter l'histoire. À ce moment, tous les personnages étant réunis sur les chaises face aux spectateurs se protégeant ( leur feu, le feu, cet incendie, ces incendies) sous une chape de cendres de cette pluie qui est celle du début du monde, la naissance étant la perte des eaux, il nous regardent, nous sommes ensemble dans cette catharsis explicite et nue.

Elle, c'est la mère. Son absence produit le monstre, le tueur. Son silence produit l'enragé. Son amour produit la mort et la perte. Cette pièce produit un choc durable, profond, celle d'une grande écriture théâtrale. Elle porte à l'écriture. Elle amène aussi à réfléchir sur la place de la mère dans notre culture, celle que construit avec nous Mouawad et celle d'où il vient, sa culture maternelle? Notre culture maternelle? Comme on dit notre langue maternelle? Quelle est donc la place de la mère dans tout ceci, qui nous arrive? Nous sommes en choc et en silence, en premier lieu à cause de la maitrise de la révélation de l'écriture, mais aussi parce que nous ne savons pas si nous accordons à la mère cette place centrale que lui donne Mouawad. Filles qui haïssent leurs mères parce qu'elles sont signes de l'ignorance et de l'impuissance, que seules la lecture et l'écriture peuvent briser, mots martelés, mots du seul combat possible, qui est celui de se faire une histoire malgré cette origine de sang, d'ignorance, de meurtre. Le cisèlement de la pierre, la gravure des mots est la naissance marquée par une pluie de début du monde, qui rend le monde neuf et possible à nouveau, qui lave et qui éteint.

L'écriture théâtrale est une écriture des corps dans l'espace qui y jouent la parole vivante. Incendies, comme flammes sortant des bouches, cette écriture demande un être ensemble qui n'est pas celui de l'écriture romanesque ou celui de la poésie. Dans ces écritures le regard sur la mère peut-être singulièrement différend. Il ne me semble pas que la mère soit au même endroit dans le roman ou la poésie. Incendies, propose une définition du théâtre et de l'écriture, bouleversante et prenante qui ne cessera d'interroger.

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