samedi 28 juin 2008

Garage sans auto

à ma voisine

Ouvrant la porte de mon garage à Montréal ( j'écris dans un garage) j'entends les chants des oiseaux. Ce matin un oiseau nouveau, dont je ne connais ni le nom ni l'allure, donne de la voix. Est-il d'une espèce plus tropicale? A-t-il les ailes bleues et la gorge verte? Est-ce un égaré? Un transfuge ? Un réfugié politique des espaces saccagés?

Un peu fatigué d'écrire, je me lève. Sortant dans la cour, j'entends un bruit dans les feuillages de mon kiwi actinida. C'est un petit oiseau-chat dans son nid de feuilles, curieux animal qui s'échappe doucement d'un bond en flottant dans l'air. Sa propriétaire lui a passé au cou un collier à clochettes, ce qui le rend inapte à la chasse. Heureusement !

Revenant dans mon garage, et m'asseyant pour écrire, j'imagine Montréal sans automobiles. Pendant de longues heures, le matin, on n'entendrait que les chants d'oiseaux et les pas des passants pressés d'aller au travail, regrettant dans le métro leur passage trop rapide sous les arbres où chats et oiseaux chassent le temps perdu.


Car en marchant nous créons une émotion qui donne vie au paysage, nous lui donnons une partie de nous-mêmes qui l'imprègne pour toujours.
Or, effectivement en écoutant les oiseaux, en aspirant les odeurs des bleuets en fleurs et des foins que l'on fauchait un peu plus au sud, je sentais monter en moi cette force morale qui avait donné à nos ancêtres la possibilité de survivre dans cette région ignorée du reste du monde.

Roger Fournier, Gaïagyne

Bain de sons

Le matin, je m'assois sur la galerie. De la montagne, qui est de l'autre côté du lac, et tout autour de moi, les oiseaux dans l'air humide d'une pluie nocturne m'offrent un bain de chants. Je m'enrobe de cette eau soyeuse. Toutes les pores de ma peau absorbent les sons de l'aurore.

Brume

Je ne voyais rien devant moi que ce blanc de nuage. Le soleil la perçait en un seul point, y déposant une étoile. Regardant de la fenêtre, j'imaginais un paysage silencieux. Je me disais que pour les oiseaux cette brume était un espace infranchissable et mortel, où l'on ne peut ni voler ni trouver de la nourriture. J'ai ouvert la porte. Le foisonnant des cris et des chants dans l'air. Plus de mort. La mort est le silence. Que le délice de ce qui m'est invisible et le scintillement des chants.

vendredi 23 mai 2008

Trille

Comme au printemps

L'eau qui s'écoulait

Claire

A cessé de s'écouler

Noire

Elle est ce qui pourrit

Le bois décédé

D'où nait la vie

Autour d'elle

Les fougères ont poussé comme un hasard

Entre elles

Les trilles

Trilles blanches

Fleurissent

Se colorent

Roses

Brunes

Se fanent

Comme un printemps

lundi 31 mars 2008

Une ville en boite

Sur le mont Royal, au loin, les tours de l'Île des Soeurs ont la même forme que le lampadaire à l'avant-plan que je vois du chalet du Belvédère : une forme plus ou moins rectangulaire surmontée d'un petit chapeau. L'un et l'autre sont analogues. La lampe du lampadaire est ronde alors que l'édifice appartement de l'Île des Soeurs est rectangulaire. Il en va ainsi de notre civilisation de boîtes. Cela a commencé depuis des millénaires, cette construction rectangulaire. Elle est un des fondements de notre civilisation. Depuis peu la boîte est déformée par le vent. Les formes des automobiles s'arrondissent et surgissent dans le paysage des tours cylindriques dont chacun des appartements aux formes rondes tourne au vent, procurant de l'énergie aux habitants. Peut-on imaginer un paysage urbain composé de ces formes arrondies, lissés par le vent, douces à l'oeil. L'image du cercle appelle celle du recyclage, ce qui tourne sans cesse, ce qui est entrainé par le vent, ce qui est sculpté par lui.


mardi 25 mars 2008

Celui qui voit la loutre

Celui qui voit la loutre, je le connais depuis longtemps. Il s'est arrêté, il a entendu un bruit d'eau. Il a vu dans le ruisseau un museau sortir et entrer très rapidement. Je me suis immobilisé moi aussi. J'ai entendu tous ces oiseaux qui l'accompagnent quand il va en forêt. Mais il ne le sait pas qu'il les attire, qu'il les connaît, qu'il les convoque. Que l'espace de silence qu'il crée, les assemble autour de lui. Il a beaucoup lu sur eux, dans son enfance, puis les a abandonnés à eux-mêmes. Il me dit : j'ai vu une loutre. Je pense qu'il ne peut y avoir de loutre ici, à Val-David, dans ce parc très fréquenté. Que c'est peut-être une martre. Il est affirmatif, ce ne peut-être qu'une loutre. Et je suis certain qu'il a raison. Lui, il ne sait pas qu'elle a levé le nez pour le voir surgir dans le paysage. Il ne sait pas que je n'ai jamais vu de loutre. Je regarde le ruisseau, il est calme et fluide et ne révèle aucun autre mouvement que celui de son écoulement. Nous nous arrêtons un peu plus loin. Encore une fois, cela chante, cela s'élève. Il ne le sait pas qu'il appartient à la forêt et au calme de ce paysage.


mardi 18 mars 2008

Sons

Le paysage est tout entier contenu en ses sons. Chuintement, effleurements, gazouillis, frottements. Il faut fermer les yeux. Le paysage s'assemble, se lève en soi. Il prend corps. Il est composé, il est traduit en mots qui emportent et vous font apparaître dans le paysage, comme un corps, votre corps, qui voit le mouvement qui vous a créé dans ce paysage où surgissent oiseaux, branches, feuilles, arbres. Sifflements, effleurements d'eau sur la roche, glougloutements. Vous êtes d'eau. De l'eau prend forme. De l'eau parle de la neige. Souffle doux d'un coeur qui bat longtemps. Chaleur doucement insinuée goutte à goutte dans le sol. Je coule sur le sol. Je me lève. Des oiseaux aux ailes bleus effleurent mon visage transparent. Tourbillons. Fracas. Une cascade et son miroitement d'arcs en ciels. Autant dire que je me brise. Que le son s'enfle en moi pour me disloquer. Telle est ma mort. Un court instant. Le paysage tue constamment son silence. Les sons entrent en moi. Ils se dispersent et résonnent. Les branches sont agitées par le vent. J'aime ce froissement des feuilles attachées aux arbres dans le froid. Il craque. Il fissure. L'eau de nouveau détruit l'embâcle. Les paroles se libèrent. Un humain dit enfant. Une femme forme un rond de sa bouche. Le bruit de la langue qui humecte les lèvres. Une paupière glisse sur un oeil. Le sifflement d'une poudre sur la neige. Le visage se couvre de frimas. L'oeil regarde l'entonnoir de sons. Je ne parle plus. Le silence se déchire. Du sol émerge la plante en un léger chuintement, si tendre. Ce vert perle dans l'azur. Ce reflet dans l'eau de branches. Elle scintille de sons l'eau. Elle m'enlace une autre fois. Je suis debout, couvert de ses sons. J'ouvre le paysage avec ma bouche.

vendredi 14 mars 2008

Pinacle

Texte retiré temporairement

Publié dans la revue Estuaire no. 133 été 2008 intitulé Jardins d'ombre. En librairie.

jeudi 13 mars 2008

Inachevée

Le poète et la poésie ont inventé la nature, mais c'est un poème inachevé. Nous sommes à construire cette nature. Auparavant, nous affrontions l'univers et l'affrontant nous le détruisions. Il faut désormais vivre avec elle. Ce monde a été fait pour nous, ou plutôt nous avons été faits par ce monde pour que nous puissions de toute notre fibre vivre en lui. Indéfiniment, dans la joie. Ainsi cette neige qui tombe.


samedi 1 mars 2008

Bronze

Couleur mate figée des feuilles. Le coucher de soleil devant moi.
Le froid de bronze.

mardi 22 janvier 2008

Citation de Ashini de Yves Thériault

Qu'il soit gens des hautes pentes ou gens de vallons tortueux, l'homme scrutateur de pistes comme moi n'a pas craint la solitude s'il n'a jamais eu d'autre sort.
C'est d'avoir été et de ne plus être qui arrache à l'homme le dernier lambeau de sa joie. Il n'est point de science plus simple que celle de marcher seul dans un sentier.
Mais il n'est point de science plus complexe que de parcourir seul des sentiers où d'autres auparavant cheminaient avec soi.

vendredi 11 janvier 2008

Économie du paysage

Dépôt de la loi sur la conservation du patrimoine culturel. Il sera conservé à condition que cela ne nuise pas à l'économie. Ce patrimoine incluant le paysage. Quelqu'un (et plusieurs ) fait remarquer que le projet Rabaska dévisage le paysage que l'on voit de Québec. Quoi ! L'économie de la Ville de Québec n'est pas liée au tourisme, à la beauté du paysage !!!

Paysage de la fuite

Dans le film d'Arcand, L'âge des ténèbres, horizons bouchés de la banlieue, horizons clos de la circulation, horizons circulaires du travail. Le personnage principal, un fonctionnaire provincial, clôt tout espoir pour le client qui lui fait face dans un cubicule où ils ne peuvent agir, où ils sont tous les deux pris au piège. Avant le travail, dans les rues, bouches bouchées des passants, après le travail, oreilles saturées de bruits par les téléphones portables. Tout est retourné vers soi et n'aboutit qu'à une affirmation vide de soi. Le fonctionnaire s'évade, s'échappe, et affronte la solitude, non pas tant pour se rejoindre, mais après la mort de la mère, pour retrouver la maison du père. Là Arcand nous donne certaines des plus belles images du paysage québécois. Le personnage principal fait de nouveau corps avec le paysage. Il circule dans sa lumière. Il voit l'horizon, il est ce regard qui passe de l'eau du fleuve à ces magnifiques îles lointaines. Sons des vagues, l'unique son des vagues. Je me prends à l'envier de tout mon coeur. Qu'est-ce que j'attends pour fuir moi aussi? Rien, précisément. Comme lui, qui n'attendait rien. Il pèle des pommes, une femme lui sourit. La rondeur parfaite des pommes où le regard s'attache un instant pour glisser vers l'horizon. Merci Denys Arcand!

Nuit

Texte retiré temporairement


Publié dans la revue Estuaire no. 133 été 2008 intitulé Jardins d'ombre. En librairie.

lundi 31 décembre 2007

Vide et paysage : citation

Voici de la peinture, voici de la pensée. Je suis dans le paysage, le paysage est en moi. Je suis une montagne ou un océan, ou plutôt la montagne et l’océan m’habitent, ils ont une intention profonde. Rien de romantique, il s’agit d’un souffle, d’une énergie, je dois les laisser passer. La peinture est une écriture, je me recueille et j’atteins la « grande simplicité », le « non-séparé ». Je vais être allusif, évasif, libre, à l’aise. En réalité, je pars d’un vide actif, je reste en mouvement, j’arrive à garder tout en vol. Si je fais trop ressemblant, ce sera vulgaire, si je ne fais pas assez ressemblant, je tomberai dans la divagation. Je ne suis ni réaliste ni naturaliste.

Contrairement à ce qu’on m’a appris, la Nature raffole du vide, elle ne demande qu’à se déployer par rapport à lui. Le paysage n’est donc pas un décor, un tableau à recopier, mais un partenaire. Il me charge de parler à sa place, c’est du « spirituel animé ». Le fond est un jeu, il émerge, il s’immerge. Mon temps quotidien est celui des saisons. La société veut détruire ma vie, je la nourris en douce. Plus exactement, les montagnes ou les rivières s’en chargent pour moi. En restant assis près d’une fenêtre, avec une table propre, un pinceau et de l’encre, « j’explore les quatre coins du monde ». Un seul trait de pinceau, et c’est parti. Un seul trait de plume. Du coeur à la main, le poignet est l’organe essentiel. Je ne suis pas prisonnier de mon oeil, un coup yin, un coup yang, je rentre en contact avec ce fameux tao dont on fait un au-delà fumeux alors qu’il est la voie de la respiration elle-même. Shitao : « L’encre, en imprégnant le pinceau, porte à l’animation alerte ; le pinceau, en faisant évoluer l’encre, porte à la dimension d’esprit. » Jullien, qui analyse tout cela de très près, cite Picasso : « Si j’étais né Chinois, je ne serais pas peintre, mais écrivain. J’écrirais mes tableaux. » Bien entendu, nous sommes ici dans la poésie la plus stricte, mais surtout dans le « sans effort » (tian gong). Rien n’est fermé mais je dois sans cesse désobstruer, désobscurcir, ouvrir, éclairer. Ce que je peins, ce que j’écris sera ainsi au-delà de l’encre et du pinceau, et même au-delà des mots. Rien n’est « fini », tout se passe « comme si, sur le papier, naturellement, se produisait une peinture ». Et pourquoi pas comme si, sur le papier, naturellement, un livre s’était écrit ?»

Philippe Sollers

lundi 10 décembre 2007

Coalition pour les itinérants

Une coalition formée de groupes communautaires œuvrant auprès des sans-abri réclame du gouvernement Charest plus d'argent et une politique en matière d'itinérance afin de rendre les interventions gouvernementales, qui seraient trop éparpillées, plus efficaces.

Cette coalition déplore un manque de cohérence entre les différents programmes que ce soit en matière de prévention, de santé, de services sociaux et l'application de certaines lois.

Pendant ce temps, ses membres estiment que le phénomène de l'itinérance prend de l'ampleur au Québec et ne touche plus seulement les grandes villes comme Montréal.

En 1998, une étude de Santé Québec évaluait à plus de plus de 39 000 le nombre de personnes qui avaient recours aux refuges de nuit, aux centres de jour et aux soupes populaires à Montréal et Québec. Mais la situation aurait empiré depuis, puisqu'ils estiment à quelque 50 000 le nombre de personnes aux prises avec cette situation aujourd'hui.

Le 12 décembre prochain marquera le cinquième anniversaire de l'adoption de la loi visant à lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale. La coalition profite de l'occasion pour inviter la population à manifester le 12 décembre sur la Colline parlementaire à Québec afin de réclamer une véritable politique en matière d'itinérance.


Source : 24 heures actualité

mercredi 21 novembre 2007

Respiration

pour Sophie et Sam


Lèvres roses

Peau brune

Bleu azur



Tout cela est lent



Nuages rosées

Enlacés au bleu transparent

Sur un lit de branches



Tout cela respire

samedi 10 novembre 2007

Nuage au dessus de la forêt des esprits dépeuplée : Le paysage des limbes


Extrait du journal Le Monde :

Cité du Vatican -- Les théologiens du Vatican sont convenus après des mois de travaux que les limbes n'existent pas et que les petits enfants morts sans baptême vont directement au paradis, mettant fin à une tradition multiséculaire qui a tourmenté des générations de mères. Dans un document adopté avec l'accord du pape Benoît XVI, la commission théologique internationale du Vatican a conclu qu'il existe «des bases théologiques et liturgiques sérieuses pour espérer que, lorsqu'ils meurent, les bébés non baptisés sont sauvés». L'idée des limbes reflète «une vision trop restrictive du salut», ont-ils tranché
Cet avis autorisé prend le contre-pied de plusieurs siècles de croyance sur l'existence des limbes («bordure» en latin), un lieu situé entre l'enfer et le paradis où avaient été relégués les bébés morts non baptisés.


Mais que ferons tous ces non-baptisés, les Homères, les Platons, les Aristotes, qui n'ont pas reçu le précieux sacrement, puisqu'ils sont nés avant la venue du Sauveur ? Je crois que tous ceux-là se sont enfui, suivant les conseil d'Ulysse, avant d'être détruits. Ils sont dans ce grand nuage qui s'avance vers moi!

Virgile parle à Dante, chant 4 de la Divine Comédie :


Et lui à moi : « L'angoisse de ceux qui sont en bas empreint mon visage de cette pitié que tu prends pour de la frayeur. Allons ! la longue route nous presse. » Ce disant, il entra et me fit entrer dans le premier cercle qui ceint l'abîme.

Là, selon qu'en jugeait, l'ouïe, point de gémissements, mais des soupirs dont frémissait l'air éternel. Et ces soupirs venaient de la tristesse, toutefois sans souffrances, que ressentaient des troupes nombreuses et d'enfants, et de Femmes, et d'hommes.

Le bon Maître me dit : « Tu ne demandes point qui sont ces esprits que tu vois? Or, avant d'aller plus loin, je veux que tu saches qu'ils ne péchèrent point : mais, si leurs oeuvres furent bonnes, cela ne suffit, parce qu'ils ne reçurent point le baptême, qui est la porte de la foi que tu crois. Ayant vécu avant le christianisme, ils n'adorèrent point Dieu dûment, et je suis moi-même de ceux-là. Pour ces choses qui nous ont manqué, non pour autre crime, nous sommes perdus, et notre seule peine est de vivre dans le désir sans espérance. »

Une grande tristesse me prit au cœur lorsque je l'entendis ; car je reconnus des gens de haute valeur ainsi suspendus.

— Dis-moi, mon Maître, dis-moi, Seigneur, commençai-je, voulant être certain de cette foi qui vainc toute erreur, jamais aucun, par ses mérites ou les mérites d'autrui, est-il sorti d'ici pour être heureux ensuite ?

Et lui, qui comprit mon parler couvert, répondit : « J'étais nouveau en ce lieu, lorsque j'y vis venir un Puissant, couronné du signe de la victoire .

Il en tira l'ombre du premier père, d'Abel son fils, celle de Noé et celle de Moïse, législateur et obéissant ; le patriarche Abraham et le roi David ; Israël, et son père et ses enfants, et Rachel pour qui il fit tant, et beaucoup d'autres, et les fit heureux ; car je veux que tu saches qu'auparavant les âmes humaines n'étaient pas sauvées. »

Nous ne cessions point d'aller pendant qu'il parlait, mais nous traversions la forêt, je veux dire l'épaisse forêt des esprits. Nous n'étions pas encore descendu beaucoup au-dessous du sommet, quand je vis un feu rayonnant autour d'un hémisphère de ténèbres. Nous en étions encore un peu loin, mais non pas tant que je n'y discernasse en partie qu'une gent illustre occupait ce lieu.

— O toi, qui honores toute science et tout art, qui sont ceux-ci que sépare des autres l'honneur qu'on leur rend ?

Et lui à moi : « Leurs noms glorieux, dont retentit le monde où tu vis, leur acquièrent dans le ciel la faveur qui tant les élève. »

Lorsque j'entendis une voix : « Honorez le grand Poète son ombre qui était partie revient. »

Lorsque la voix se tut, je vis quatre grandes ombres venir à nous ; elles ne semblaient ni tristes, ni joyeuses.

Le bon Maître me dit : « Regarde celui qui, avec cette épée en main, marche comme seigneur devant les autres : celui-là est Homère, le poète souverain, et l'autre qui vient ensuite est Horace le satirique ; Ovide est le troisième, et le dernier Lucain ; quoiqu'à chacun d'eux, comme à moi, convienne le nom qu'a prononcé la voix seule , ils m'honorent et en cela ils font bien. »

Ainsi je vis se rassembler la belle école du roi des chants élevés, qui au-dessus des autres vole comme l'aigle.

Lorsqu'ils eurent ensemble un peu discouru, ils se tournèrent vers moi, me saluant du geste, et mon Maître en sourit :

Et plus d'honneur encore ils me firent, me recevant dans leurs rangs, de sorte que je fus le sixième parmi ces grandes intelligences. Nous allâmes ainsi jusqu'à la lumière, parlant de choses qu'il est bien de taire, comme il était bien là d'en parler. Nous vînmes au pied d'un noble château, sept fois ceint de hautes murailles, et entouré d'un gracieux petit fleuve. Nous le passâmes comme une terre ferme : j'entrai par sept portes avec ces sages, et nous arrivâmes dans une prairie d'une fraîche verdure. Là étaient des gens aux regards lents et graves, de grande autorité dans leur apparence : ils parlaient peu et d'une voix douce. Nous nous retirâmes à part, en un lieu ouvert, lumineux et haut, de sorte que tous se, pouvaient voir. Là, devant moi, sur le vert émail me furent montrés les grands esprits, et de leur vue encore en moi-même je m'exalte. Je vis Electre, accompagnée de beaucoup d'autres, parmi lesquels je reconnus Hector, et Enée, et César, armé de ses yeux d'épervier. Je vis Camille et Penthésilée de l’autre côte ; je vis aussi le roi Latinus assis avec sa fille Lavinie. Je vis ce Brutus qui chassa Tarquin, Lucrèce, Julia, Marzia et Cornelia , et, seul à l'écart, Saladin . Puis ayant levé un peu plus les yeux, je vis le maître de ceux qui savent , assis au milieu de la Camille philosophique. Tous l'admiraient, tous lui rendaient honneur. Là je vis Socrate et Platon, qui se tiennent plus près de lui que les autres ; Démocrite, qui soumet l'univers au hasard ; Diogène, Anaxagore et Thaïes ; Empédocle, Héraclite et Zénon ; et je vis celui qui si bien décrivit les vertus des plantes, je veux dire Dioscoride ; je vis Orphée, Tullius et Livius , et Sénèque le philosophe moral; Euclide le géomètre, Ptolémée, Hippocrate, Evicenne et Galien, Averroès qui fit le grand Commentaire. Je ne saurais les nommer tous, car tellement me presse mon long sujet, que maintes fois le dire reste en arrière des choses. La troupe des six se sépara en deux : le sage Guide, par une autre route, me conduisit, hors de l'air tranquille, dans l'air qui frémit, et je vins en un lieu où rien ne luit.

Sous le tunnel Rachel

J'arrive sous le tunnel Rachel, je distingue un mouvement, un homme me fait face. Son sourire force mon sourire. Il a ressenti mon incertitude. À ses pieds, je vois son lit, ses couvertes, son campement, un cercle de pierre où faire un feu. Il me parle de lui : il me dit qu'il préfère dormir ici, parce que dans les missions on le réveille trop tôt.
Je lui demande s'il n'a pas froid. Pas encore dit-il, il se résoudra à dormir entre quatre murs quand l'hiver s'installera. Je m'inquiète de savoir s'il peut trouver à manger. Il dit qu'il n'a pas de problème. Il est à deux pas du Loblaw des Shop Angus.
De l'autre côté de la track, deux cages où dorment d'autres itinérants?

lundi 5 novembre 2007

Les grands parcs de Nietzche

Il faudra prendre conscience un jour, et vraisemblablement ce jour est-il proche, de ce qui manque avant tout aux grandes villes : des lieux calmes et vastes, de vastes dimensions où méditer, des lieux possédant de longs portiques très spacieux pour le mauvais temps ou l'excès de soleil, où ne pénètre pas le vacarme des voitures et des bonimenteurs et où une bienséance plus raffinée interdise même au prêtre de prier à voix haute : des édifices et des jardins qui expriment comme un tout la sublimité de la réflexion et du cheminement à l'écart. Le temps n'est plus où l'Église détenait le monopole de la médiation, où il fallait toujours que la vita contemplentiva soit complètement vita religiosa : et tout ce que l'Église a bâti exprime cette pensée. Je ne saurais comment nous pourrions nous satisfaire de ses édifices, même si on les dépouillait de leur destination ecclésiastique; ces édifices parlent une langue bien trop pathétique et partiale, en tant que demeures de Dieu et sièges fastueux d'un commerce supramondain pour que nous, sans-dieux, puissions y penser nos pensée. Nous voulons nous être traduits en pierre et en plante, nous voulons nous promener en nous-mêmes lorsque nous parcourons ces portiques et ces jardins.

Nietzche, Le gai savoir

vendredi 2 novembre 2007

Automne 2

Je vois à travers la forêt les feuilles colorées en teintes qui se pénètrent. La lumière du ciel, tendu au dessus de moi par les hautes branches des arbres, traverse des étages de feuilles jaunes et dorées. Le sentier, devenu ligne rougeoyante, attire le regard vers la vibration chatoyante des feuilles suspendues au gris des arbres. La forêt respire, dans cette chaleur de début novembre, en ce temps nouveau d'une certaine catastrophe, elle est tendre et suave, comme une amante attendant. Dans cet automne sidérant, tout est lumineux et doux. Au repos.


dimanche 28 octobre 2007

Contre Rabaska

Nos députés ne se promènent pas souvent sur la terrasse Dufferin, s'ils le faisaient et s'ils étaient sensibles au paysage, le décret autorisant le projet Rabaska n'aurait pas été promulgué. Je joins ma voix à ceux qui s'y opposent, au nom d'une mémoire et d'un respect du paysage, grandiose à cet endroit.


samedi 27 octobre 2007

Sollers 2

La thèse que pose Nietzsche pour finir est la suivante : puisque la plèbe est en haut aussi bien qu’en bas, et ça va continuer de plus belle, il faut une aristocratie d’esprit. Mais en quoi la noblesse consiste-t-elle désormais ? Blog de Sollers
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Je me suis abonné au blog Sollers et j'imagine que c'est Sollers qui y parle (écrit). En fait, il fait beaucoup de copier-coller, quoiqu'il s'efforce aussi de bloguer. Le lisant, me sentais-je moi aussi partie de cette aristocratie de l'esprit à laquelle il me faudrait appartenir? En ai-je la noblesse ? En ai-je l'esprit?
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La force de Sollers est toujours de remettre en cause la littérature, d'en convoquer les fondements. Voir sans voir, c'est-à-dire lire et entendre, et entendant, voir ce qui ne peut être vu.
Le fondement de la littérature étant de remettre en cause, puisque c'est l'art de la fiction, de dire la vérité par la fiction rend le réel fictif, l'auteur étant inclus dans ce jeu... comme maître de jeu?
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Lecture de Paradis 2, quelques beaux moments, des phrases toujours claires, une énonciation atomistique, chaque mot disposé pour foudroyer (vous voulez être Juliette?). J'ai été surtout marqué par l'apparition de Virgile dans le texte et puis ces moments de pur bonheur, quand la chape du discours social tombe ( la chape de la parodie tombe – pour devenir paradis). Dire para. L'art de Sollers : ce nouveau genre littéraire : le paradis. Parodier le discours pour montrer qu'il recouvre ces états de paradis, quand le corps est convié à sa parole véritable, à son réel vibrato. Question de résonnance?
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L'IRM, série de résonateurs. La longueur d'onde étant déterminée par la longueur de la corde qui relie deux points, l'être à identité multiple résonne de la distance entre ces multiples identités puisqu'il ne peut être un sous le regard de l'autre, il sera plusieurs liés entre eux, qui résonnent. Pouvoir de résonnance, vibrato d'une voix qui en contient l'harmonique de plusieurs. Entre Sollers (Joyeau) et Sollers l'écrivain, premier vibrato.
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Paradis. Il y donne sa formule de l'être et du néant, de l'infini. Tout cela découle d'une expérience fondamentale.
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Je dois y lire ce que dit mon fils : il est facile d'écrire des tragédies. Il sera plus difficile d'écrire la Comédie du monde. Pour Sollers, l'art suprême : la paradie.
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Dans le rythme de Paradis 2, ces longues parodies d'énonciation sociales puis la percée, la trouée, la magnificence de certains moments. Comme dans La recherche, où l'on trouve de longues descriptions des usages sociaux ou des actions des personnages, comme les blasons de Charlus, puis soudain, traversée de la beauté, on pourrait dire poésie, fulgurance de l'instant.
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Le problème du noble ou de l'aristocrate est qu'il peut avoir la tête tranchée. C'est sûrement mieux du point de vue Sollersien que de ne pas avoir de corps. Je suis assez d'accord. D'autres aussi n'ont ni corps, ni pensée, la faim leur arrache le cerveau. Mais ce n'est pas une idée juste, du moins, équivalente dans le système de Sollers. Mais je ne joue pas franc jeu! Tout chose étant égale par ailleurs, on pourrait dire qu'il est préférable d'avoir la tête tranchée, un jour, que de ne pas avoir de corps du tout, du moins de ne plus posséder ce corps. C'est le pourquoi du crâne de Sollers dans Une vie divine, ce léger paquet d'os qu'il dépose là où il va, là où il se repose. C'est ce crâne d'une tête tranchée par cette révolution avortée, qui aura tué ces aristocrates ( l'étaient-ils encore ( sauf Sade bien entendu)) en même temps que l'idée de l'aristocratie.
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Une éthique chez Sollers. La constance d'une position.
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Pour moi Femmes n'a jamais traité que du pouvoir des femmes. Histoire d'un homme qui navigue entre les formes de ces pouvoirs pour y échapper – et les traverser. Comme Ulysse. N'oublions pas Circé. Et Ithaque....
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Influence de Ponge sur Sollers. Pour Sollers, dans l'écriture de Ponge chaque mot est comme un sculpture sonore, et chaque écrit un mobile fascinant qui a une véritable présence dans le temps. C'est ce que veut affirmer Sollers dans Paradis. Le roman est un espace et un temps dans lequel on entre réellement, puisque l'espace sonore existe, et que son temps est la phrase ( dans le livre – qui n'est pas seulement ce qui est imprimé).
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Évidemment, Virgile accompagne Dante en enfer, après qu'il soit entré par cette porte dérobée au sein du paysage. C'est ce Virgile qui est dans Paradis. J'ai toujours pensé même après n'avoir lu que des brides de Paradis, que ce livre montrait un enfer et que les livres qui ont suivi nommaient le Paradis. Paradis dit cet enfer qui est ce bloc continu d'une énonciation sociale et sexuelle du corps de laquelle nous pouvons nous échapper parfois, de laquelle il nous faut toujours nous évader.
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Ce que j'ai affirmé dans Sollers 1 n'est pas tout à fait juste. Pour Sollers la Société ne peut changer, elle restera la même. Pour ce qui est de l'homme ou plutôt de l'humain, le même constat s'applique. L'humain est ce qui sera fabriqué par faute d'individuation de chacun. En ce sens le rapport entre le corps et l'espace sonore, tel que je l'ai défini dans Sollers 1 n'est pas exact. D'une certaine façon le corps est dans la voix, comme écriture. Pour que l'écriture soit un geste total, il faut que le corps y passe en entier, éjecté, selon une dialectique. Nié (éjecté) pour apparaître comme la véritable individuation de celui qui parle, mobile dans le temps, par son corps, mais dans sa voix.
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«....Au contraire est un oiseau spirituel à animalité de soie et d’acier. » (Blog Sollers, article sur Mozart). C'est ce qui est recherché. Cette animalité tendue. L'homme n'est plus confronté à la nature, il ne peut évoluer : sa pensée s'est arrêtée, s'est encagée. Il lui faut la confrontation directe du corps avec l'abrupt, qui est aussi le temps, qui est aussi la sexualité dans ce qu'elle pourrait avoir de plus incisif ou si l'on veut de plus innocent.
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«Chaque époque a ses symptômes, la nôtre tourne de plus en plus autour de l’enfant mort, voire du déni de maternité avec mise au congélateur des petits cadavres.» Dans le fonds, Sollers est gentil, il veut le bien de l'humanité – ( c'est surement un être adorable!). Il ne veut pas que nous devenions des machines. Il veut que nous continuions à avoir de vraies mères!
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«La joie devant la mort contre toute immortalité» Georges Bataille. On retrouve le même mépris de l'immortalité chez Nietsche.
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«La prise de la Bastille, c'est ce rouleau, dont la disparition faisait pleurer à Sade des « larmes de sang ». Bombe de l'anti-loi, révélation minutieuse de toutes les terreurs et de toutes les horreurs possibles, en abyme, de ce qui est en train de se déchaîner dans l'Histoire, à cette époque et depuis. Puissance du style, ampleur brûlante de l'imagination, composition acharnée de plume et d'encre, météorite ravageant l'hypocrisie millénaire, stupeur.» Philippe Sollers, Blog et Nouvel Observateur.
L'écriture révèle les dessous de l'histoire, les dessous du désir, les dessous de la pulsion de mort, les véritables motifs des gestes, au-delà du discours. L'hypocrisie du crime démasquée par la mise en scène ultime du crime dans le plaisir.
Cet argumentaire se tient, même s’il reste toujours les crimes, les tortures, la douleur. Je pourrais dire que pour moi Sade est un grand écrivain parce qu'il est celui qui met en scène de façon la plus radicale le rapport du plaisir et de la douleur.Il écrit son désir sans concession et il est toujours dans le désir d'écrire. Mais cette aristocratie de Sade est-elle la noblesse dont parle Nietzche, et la volonté de puissance qu'elle exalte est-elle celle de Nietsche?
Sade nous tend un piège, soit à prendre cette fiction pour une réalité, il s'agit d'une représentation et nous sommes toujours sur le point d'y succomber, et on pourrait dire que le monde y succombe chaque jour dans le crime, le meurtre, le sang.
On pourrait dire aussi, comme Levinas, que la conception du rapport du corps et de l'esprit qui se fait jour dans Sade ne peut mener qu'à un désastre social. Mais pour Sollers, le social est un désastre.
En somme, Sollers ne dit pas tout de son rapport à Sade. Cette féroce écriture est une volonté d'érotisation qui mène à une littérature du crime et de la mort. Mystère que n'entame pas tout à fait dans tous ses aboutissements Sollers. Il se réserve une pensée définitive qu'il ne nous livre pas. Il enveloppe Sade de son propre mystère. Il en est en quelque sorte la reliure Pleiade 1982.
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J'imagine mal Sollers se livrer au travail d'éditer son Blog. Il confie surement le tout à sa secrétaire. Mais ce travail ne fait pas partie de sa description de tâches. Que fait Sollers pour qu'elle accepte d'accomplir ce léger surcroit de travail. Il lui lance des billets doux? Il lui donne du plaisir ? Il l'invite à diner? Je suis surement un pervers. Non, Sollers est un bon garçon, il fait tout lui-même, il ne l'oblige pas à faire ce qu'elle ne veut pas faire. Il la respecte parce qu'il a peur de sa bouche de crocodile. Ou il laisse parfois une note nonchalante sur son bureau : «Vous serez assez gentille pour me bloguer ça, Amandine.» Oui Amandine ! c'est pour les travaux spéciaux, dans la vraie vie elle s'appelle Mireille.

mercredi 24 octobre 2007

Je cours

Si je comprends bien, il n'y a jamais eu de temps, que cet espace. ( J’avais écrit: Si je comprends bien, il n'y a jamais eu de temps, que ce long ruban de couleurs. Je devrais écrire: Si je comprends bien, il n'y a jamais eu de temps, que cette liberté de se mouvoir dans toutes les dimensions.)

Si je comprends bien, il n'y jamais eu d'espace, que cette nage dans le temps. ( J'avais écrit: Si je comprends bien, il n'y jamais eu d'espace, que cette nage dans une matière à la fois translucide et opaque qui semble m'entourer : air comme eau, arbres comme rochers. J'aurais pu écrire: Si je comprends bien, il n'y jamais eu d'espace, que ce qui semble descendre dans le sol, infiniment et ce qui sembler monter vers le ciel, infiniment. Je voulais écrire : Si je comprends bien, il n'y jamais eu d'espace, que ce milieu dans lequel je me glisse, le temps.)

Je cours dans les feuilles rouges. Je cours dans les feuilles orangées. Je cours dans les feuilles jaunes.

Je m'arrête. Ils (temps et espace) s'assemblent puisque je les écris. J'étais immobile.

Route et chemin : Kundera

Milan Kundera - routes et chemins

Chemin : bande de terre sur la quelle on marche à pied. La route se distingue du chemin non seulement parce qu'on la parcourt en voiture, mais en ce qu'elle est une simple ligne reliant un point à un autre. La route n'a par elle-même aucun sens; seuls en ont les deux poins qu'elle relie. Le chemin est un hommage à l'espace. Chaque tronçon du chemin est en lui-même doté d'un sens et nous invite à la halte. La route est une triomphale dévalorisation de l'espace qui aujourd'hui n'est plus rien d'autre qu'une entrave aux mouvements de l'homme, une perte de temps.

Avant même de disparaître du paysage, les chemins ont disparu de l'âme humaine: l'homme n'a plus le désir de cheminer et d'en tirer une jouissance. Sa vie non plus, il ne la voit pas comme un chemin, mais comme une route: comme une ligne menant d'un point à un autre, de grade de capitaine à grade de général, du statut d'épouse au statut de veuve. Le temps de vivre s'est réduit à un simple obstacle qu'il faut surmonter à une vitesse toujours croissante.
(...)
Dans le monde des routes, un beau paysage signifie : un ilot de beauté, relié par une longue ligne à d'autres ilôts de beauté.
Dans le monde des chemins, la beauté est continue et toujours changeante: à chaque pas elle nous dit «Arrêtes-toi!».

Milan Kundera, L'immortalité

Obstacle

Devant l'étendue et la puissance de cette nature ( cet univers) qui m'a façonné je n'ai d'autre choix que de me projeter tout entier dans l'infini ( d'être lancé comme infini), quand je dis je, je veux dire ma peau, mes muscles, mes os et mes pensées. En ceci, je retrouve le sourire.

vendredi 19 octobre 2007

Marche d'automne

Texte retiré temporairement


Publié dans la revue Estuaire no. 133 été 2008 intitulé Jardins d'ombre. En librairie.

jeudi 18 octobre 2007

Paysage de la lecture : Proust

Voici un des paysages de lecture de Proust :

Mais après le jeu obligé, j’abrégeais la fin du goûter apporté dans des paniers et distribué aux enfants au bord de la rivière, sur l’herbe où le livre avait été posé avec défense de le prendre encore. Un peu plus loin, dans certains fonds assez incultes et assez mystérieux du parc, la rivière cessait d’être une eau rectiligne et artificielle, couverte de cygnes et bordée d’allées où souriaient des statues, et, par moments sautelante de carpes, se précipitait, passait à une allure rapide la clôture du parc, devenait une rivière dans le sens géographique du mot – une rivière qui devait avoir un nom, – et ne tardait pas à s’épandre (la même vraiment qu’entre les statues et sous les cygnes ?) entre des herbages où dormaient des boeufs et dont elle noyait les boutons d’or, sortes de prairies rendues par elle assez marécageuses et qui, tenant d’un côté au village par des tours informes, restes, disait-on, du moyen âge, joignaient de l’autre, par des chemins montants d’églantiers et d’aubépines, la « nature » qui s’étendait à l’infini, des villages qui avaient d’autres noms, l’inconnu. Je laissais les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, et je montais en courant dans le labyrinthe jusqu’à telle charmille où je m’asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le plant d’asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains jours, les chevaux faisaient monter l’eau en tournant, la porte blanche qui était la « fin du parc » en haut, et au-delà, les champs de bleuets et de coquelicots. Dans cette charmille, le silence était profond, le risque d’être découvert presque nul, la sécurité rendue plus douce par les cris éloignés qui, d’en bas, m’appelaient en vain, quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus, cherchant partout, puis s’en retournaient, n’ayant pas trouvé ; alors plus aucun bruit ; seul de temps en temps le son d’or des cloches qui au loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu, aurait pu m’avertir de l’heure qui passait ; mais, surpris par sa douceur et troublé par le silence plus profond, vidé des derniers sons, qui le suivait, je n’étais jamais sûr du nombre des coups. Ce n’était pas les cloches tonnantes qu’on entendait en rentrant dans le village – quand on approchait de l’église qui, de près, avait repris sa taille haute et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d’ardoise ponctué de corbeaux – faire voler le son en éclats sur la place « pour les biens de la terre ». Elles n’arrivaient au bout du parc que faibles et douces et ne s’adressant pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les villages, aux paysans isolés dans leur champ, elles ne me forçaient nullement à lever la tête, elles passaient près de moi, portant l’heure aux pays lointains, sans me voir, sans me connaître et sans me déranger.

Sur la lecture, Marcel Proust

samedi 6 octobre 2007

Aster

Asters de fin d'été, le long des sentiers ou des routes, blanches ou bleu-mauves, étoiles de la fin des longs jours, du froid revenu dans la nuit et dans nos os, alors que nous nous réfugions à la brunante dans nos maisonx abandonnant les veilles sur les balcons ou les vérandas. Fleurs d'asters cordifoliés, qui pourraient être cueillis par nos mains afin de resplendir dans la pénombre, sur la table, au bout de leur tige portant des feuilles en forme de coeur, au bout du jour, avant la nuit, avant la fin de l'été.

Aster cordifolié, premier aster d'Amérique découvert, puis amené en France pour y fleurir dans les jardins d'Europe. Ici, méconnu, inutilisé, poussant le long des maisons, mauvaise herbe pour la plupart, fleur simple, tenace et nécessaire de la fin de cet été magnifique où j'ai parcouru tant de sentiers où je la voyais poindre entre les verges d'or, des rudbeckies et des eupatoires. Fleur frêle et presque douce, étoile de la fin de l'été.